J’ai longuement vécu, et puis je suis morte ; croyez-le ou non, ce sont des choses qui arrivent.
C’est comme cela que tout a commencé, c’est sûr, je n’en ai aucun doute, mais pour le reste ! J’ignore encore comment le raconter, comment transformer des émotions intenses, des choses horribles et d’autres belles en écrit. Comble de l’ironie, écrire est entièrement et totalement ma raison d’être.
Alors peu importe que vous me compreniez ou que je vous semble folle, mon devoir est de raconter, à l’écrit, toujours, inlassablement, avec la méthode et le sang-froid qui me caractérisent.
Je m’appelle Constance Vilman, j’ai soixante-dix-huit ans et je suis une vieille dame comme on en voit souvent, avec ses rides, son chignon blanc et son petit cabas à roulettes pour faire les courses.
J’étais professeur de latin agrégée. J’ai aimé mon métier. J’ai aimé faire partager la culture et la beauté rigoureuse de l’Antiquité, dissimulées comme un trésor sous les dictionnaires Gaffiot et les abrégés de grammaire. J’ai aimé traduire, pas à pas, des livres entiers de philosophie et d’histoire. Et puis j’ai pris de l’âge et j’ai cessé de travailler. Mon immeuble a pris feu, et c’est là que je suis morte.
Or, je ne suis pas morte.
Telle est la première incohérence de ce récit voué à disparaître, et je crains que ce ne soit pas la dernière.
L’incendie avait attaqué la porte de ma chambre quand je me réveillai. Peinant à y croire, je chaussai mes lunettes. Il ne me restait guère de temps pour sortir sur le balcon avant que le feu n’attaquât les centaines de livres qui m’entouraient.
Alors que je me levais en toussant, une étagère s’écroula devant la fenêtre. Il était désormais impossible de sortir, et je doutais que les pompiers pussent arriver à temps. Je me rassis sur mon lit ; la température semblait grimper de seconde en seconde. Je me souviens avoir trouvé étrange que les livres, qui m’avaient offert un soutien sans faille ma vie durant, fussent la cause de ma mort. Je savais que j’allais être asphyxiée et que je ne sentirais pas les flammes. J’avais compris que je ne pouvais rien faire et je n’avais de toute façon pas de regrets. Alea jacta est. Mourir entourée de sa bibliothèque était, à mes yeux, une belle mort.
Je me réveillai alors avec un atroce mal de tête. Je sentis le vent agiter ma chemise de nuit, que mes lunettes étaient toujours sur mon nez, et l’odeur de fumée.
Était-ce donc cela, la mort ? Allais-je être accueillie par un vieillard barbu qui pardonnerait mes péchés, comme le stipulaient les livres de catéchisme de mon enfance ?
Je me sentais pourtant bien vivante ; j’avais froid et le sol sous moi était dur. Je m’assis difficilement et toussai de la fumée pendant quelques minutes. Puis je regardai autour de moi.
Je n’étais pas au pied de mon immeuble de Seine-et-Marne, ni à l’hôpital. Il était donc exclu que des pompiers m’aient secourue. Cependant, l’endroit où je me trouvais n’avait rien à voir avec un paradis.
Quand j’avais douze ans, j’avais dit au curé de mon village que je ne voulais pas d’un dieu qui eût jugé Cicéron païen. Peut-être était-ce pour cela.
Ce souvenir de jeunesse me fit sourire et j’écartai cette hypothèse, mais je n’étais pas beaucoup plus avancée.
Je me trouvais dans une immense plaine, venteuse et désolée, à la lisière d’une forêt. Et tout autour de moi, et bien… mon appartement semblait m’avoir suivie. Je repérai par terre ma commode, la hotte de la cuisine, des pans entiers de mur et des dizaines de livres plus ou moins roussis. Des livres et des objets divers tombaient du ciel sans discontinuer.
La meilleure chose à faire était, assurément, de me mettre à l’abri avant de me faire fracasser le crâne par mon propre buffet. Mais je ne parvenais pas à détacher mon regard de cette étrange neige, majoritairement composée de lambeaux de livres. Le spectacle était tellement irréel… Un exemplaire complet de la Vie de Néron de Suétone me tomba sur les genoux. Je le pris pensivement ; il était tiède.
J'ignore combien de temps je suis restée assise à regarder ce déluge de mots, entre la stupeur et l'émerveillement. Certainement quelques instants à peine, mais c'est l'image à laquelle je pense toujours lorsque je me rappelle mon arrivée ici.
Je perçus soudain un mouvement au loin. Je me levai en chancelant et fis quelques pas. A la limite de mon champ de vision, dans les décombres, se trouvait une jeune femme.
Parfait. J'allais pouvoir lui demander son aide. S'il s'agissait d'une morte – ou, du moins, de quelqu'un comme moi – nous nous épaulerions. Et si elle était d'ici, elle pourrait sûrement me renseigner.
Forte de ces hypothèses, je me mis en marche dans sa direction, en me demandant qui avait bien pu estimer nécessaire que mon appartement m’accompagnât ici. J'avais à peine parcouru dix mètres qu'un bruit se fit entendre. Quatre cavaliers, vêtus de longues robes violettes dotées d'un symbole doré cousu sur la poitrine, surgirent de derrière la ligne d'horizon.
Ils s'arrêtèrent face à la jeune femme. L'un d'eux sauta de son cheval, sortit son sabre et la décapita proprement.
Bienvenue à Emprèsis.
J'avais peine à croire ce que je venais de voir, mais il fallait bien me rendre à l'évidence. Terrifiée, je fis demi-tour et courus en direction de la forêt. Je n’osais pas me retourner et je ne savais pas s’ils m’avaient vue. Je me jetai à corps perdu dans la sylve, avec pour idée fixe de m’éloigner autant qu’il était possible, écartant branches et ronces pour me frayer un passage.
Je finis par m’arrêter, à bout de souffle, les jambes en coton. Je m’écroulai au pied d’un grand chêne et instantanément, je revis la tête de la jeune femme voler. Prise de nausées, j’eus tout juste le temps de me pencher avant de rendre le dîner pris une éternité plus tôt. C’était bien le mot : une éternité…
Je me sentais un peu mieux, ce qui me fit me rendre compte que mes pieds nus étaient écorchés et que je serrais convulsivement le livre de Suétone contre ma poitrine.
Bien. Il était temps de me ressaisir. Je m’accordai quelques minutes pour reprendre ma respiration avant de partir chercher un point d’eau et un abri. Comme pour me donner raison, il se mit à pleuvoir, d’une pluie diluvienne et glaciale. Le martèlement des gouttes sur les feuilles semblait me répéter : « Qui sont les cavaliers ? Qui était la fille ? Pourquoi des tuniques violettes ? Pourquoi l’appartement ? », jusqu’à ce que toutes ces questions se muent en une seule : « Que fais-tu là ? Que fais-tu là ? Que fais-tu là ? », une seule question qui dansait sur un rythme sinistre.
Quand j’ai raconté cet épisode à un ami, à peu de choses près comme je viens de l’écrire, il a éclaté de rire.
- Vraiment, Constance ! Tu arrives dans un monde inconnu, tu vois une pauvre fille se faire tuer, mais tu réfléchis, tu poses tes hypothèses et tu vas raisonnablement chercher de l’eau ! Il n’y a que toi pour faire ça, franchement, tu ne pouvais pas juste paniquer, comme tout le monde l’aurait fait à ta place ?
Comprenons-nous bien. Naturellement, j’avais envie de paniquer, mais je ne pouvais pas me le permettre car il y avait plus urgent à faire. On m’a souvent reproché d’être froide, mais je ne crois pas l’être, je fais juste passer les faits avant mes sentiments. Déformation professionnelle oblige, la rigueur et la méthode qui n’auraient dû être que mon fonds de commerce sont une seconde nature depuis bien longtemps. Je n’ai pas la prétention d’affirmer que c’est une bonne chose. Mais ce jour-là, j’en suis certaine, cela a été utile à ma survie.
La nuit était en train de tomber quand je trouvai un ruisseau. La forêt dans laquelle je me marchais depuis plusieurs heures était très sombre et les arbres très larges, mais sinon elle était tout à fait semblable à celles que l’on voit sur Terre. Je me demandai s’il en était de même pour les animaux et si je risquais de croiser des bêtes sauvages. Pour tout dire, je n’y tenais pas particulièrement.
La pluie avait cessé depuis environ une heure et il faisait très chaud. J’avais la sensation d’être passée en quelques minutes du mois de novembre en Seine-et-Marne à Paris au mois d’août. Je devais avoir de la fièvre. D’un point de vue purement climatologique, il était impossible qu’il en fût autrement.
Je bus, puis je m’installai pour la nuit sous les branches d’un saule pleureur un peu plus loin. Le sol n’était pas trop humide, alors je m’allongeai et tâchai de m’endormir.
Inutile de vous dire que ce fut loin d’être facile. On dit que l’enfance est une période comprise entre trois et douze ans, jusqu’à ce qu’avec les premiers poils s’invite l’adolescence, prémisse d’âge adulte aux relents de révolte, de rock et de Biactol. Pardonnez-moi l’expression, mais c’est une vaste blague. L’enfance dure toute la vie, et ce fut ce soir-là que je le compris.
Parce que quand survient l’inconnu, rien ne subsiste. Adieu vestiges de raison, de philosophie et de suffisance, il ne reste que la peur du noir qui tourmente l’esprit malmené. La peur du noir est la pire de toutes, même quand on a vu quelqu’un se faire décapiter, car du noir tout peut surgir.
Alors on ferme les yeux très fort et on respire sans faire de bruit ; on peut prier, moi je ne l’ai pas fait. Me remettre à croire en Dieu, après tant d’années et juste à ce moment-là, m’eut semblé une terrible hypocrisie. Et surtout, vu ma situation : un risque.
Je finis par m’endormir, d’un sommeil agité et plein d’ombres.
Je me réveillai à l’aube en grelottant violemment. Il me fallut plusieurs minutes pour parvenir me lever. Mes jambes étaient complètement engourdies, ce qui n’avait rien de surprenant après ma course de la veille. Quand j’écartai les branches qui m’avaient abritée, je vis qu’il avait neigé. Tous ces changements de température n’étaient donc pas le fruit de la fièvre, mais ce constat m’inquiéta plus qu’il ne me rassura.
J’avais eu le temps de réfléchir pendant la nuit et je savais ce que j’allais faire – même si ce n’était pas facile. Je bus encore un peu et me mis en marche, à la recherche d’un lieu habité.
J’avais besoin d’aide. Je ne pouvais pas vivre dans la forêt éternellement, et, comme les cavaliers violets me l’avaient démontré, je devais en apprendre plus sur l’endroit où je me trouvais et sur les règles qui le régissaient. Quant à savoir pourquoi je m’y trouvais, c’était une autre question, celle qui m’obsédait. Parce que j’étais morte ? Ou bien parce que j’avais brûlé ? Les objets qui tombaient du ciel semblaient tendre vers cette hypothèse. Néanmoins…
Me perdant en conjectures et en petits pas trébuchants, je sortis soudain de la forêt et aperçus un village. Je m’empressai de dissimuler mon livre sous ma chemise de nuit, par précaution.
« Village » me parut un bien grand mot quand je pus m’approcher davantage - à nouveau sous la pluie. C’était un petit groupe de maisons en bois, à peine un hameau, avec deux étables et un grand poulailler. Le tout se serrait autour d’une petite place qui comportait une fontaine et un banc. Une dizaine de personnes âgées – de personnes de mon âge devrais-je dire – y étaient assises.
Des enfants crasseux couraient partout autour de moi sans me regarder. Personne ne semblait m’avoir remarquée et je me demandai un instant si je n’étais pas devenue un fantôme pour eux – ou bien si eux ne l’étaient pas pour moi. Bien que cette idée fût totalement absurde, elle me donna la chair de poule. Fallait-il que j’allasse leur parler ? Je jugeai plus prudent de m’asseoir auprès de la fontaine et d’attendre, ne voulant pas commettre d’impair.
La pluie cessa brutalement, comme toujours, et les personnes âgées me virent, mais ne firent pas mine de se lever. Quelques enfants en revanche s’approchèrent et m’adressèrent quelques mots. Je secouai la tête pour montrer que je ne comprenais pas ; leur langue ressemblait à de l’arabe. Se pouvait-il que j’eusse été, en quelque sorte, téléportée vers un autre endroit du globe, d’une manière inexplicable ? Que j’eusse perdu la mémoire après cet incident ? Je n’avais jamais été férue de films de science-fiction, mais ce que je vivais semblait s’en rapprocher. Je secouai la tête ; encore une idée ridicule. Le lieu où je me trouvais était loin de ressembler à un quelconque endroit terrestre où les gens étaient susceptibles de parler arabe. De plus, le climat pour le moins versatile ne ressemblait en rien à ce qui se trouvait sur Terre, comme j’avais déjà pu le constater.
Je me sentis satisfaite d’avoir éliminé une hypothèse supplémentaire, si idiote eût-elle été. Puis je me rappelai de l’endroit où je me trouvais et me maudis de m’être encore laissée emporter par mes réflexions. D’autant plus que « l’endroit où je me trouvais » était justement le sujet desdites réflexions !
Une agitation incongrue parcourait la petite foule d’enfants. Piaillant sans cesse, ils s’écartèrent et se mirent à courir dans toutes les directions. L’un d’eux entra dans une maison et en ressortit en tenant une jeune fille par la main, puis cria quelque chose. Les autres se calmèrent et s’approchèrent à nouveau, regardant la jeune fille, attendant visiblement de voir ce qu’elle allait faire.
Elle s’approcha de moi en souriant. Elle ne devait guère avoir plus de treize ans, et à l’exception des personnes assises sur le banc, c’était visiblement la plus âgée. Assez maigre, elle n’avait qu’un embryon de poitrine et une longue tresse noire lui battait le dos. Je m’interrogeais : où diable pouvaient bien être les adultes ?
Constatant que je ne la comprenais pas, la jeune fille posa une main sur sa poitrine et dit :
- Shârazad.
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